«Sur le moment, je me suis inquiété pour mon fils et pour ma femme, mais c’est passé. Et puis, qu’est-ce que je pourrais y faire de toute façon ?» s’interroge Ibrahim (1) en repensant aux jours de tensions et d’affrontements entre les militaires israéliens et les Brigades Ezzedine al-Qassam (la branche armée du Hamas), au début du mois de mai. Le jeune homme, 20 ans, porte un bob beige pour se protéger du soleil. Ce matin, il travaille au coffrage des murs d’un immeuble en construction. Comme les autres ouvriers, il est surtout préoccupé par l’avancée du chantier. Faute de ciment – Israël ayant suspendu son importation dans la bande de Gaza début avril pour diverses raisons de «sécurité» – les travaux pourraient être stoppés d’un jour à l’autre. «Quand on nous renverra chez nous, je resterai à la maison, poursuit-il. Je n’ai pas d’économies, mais il n’y a rien d’autre à faire ici. On ne peut qu’attendre.»
Gaza s’enlise un peu plus dans une crise économique très dure et sans fin. Sur les 1,8 million d’habitants, 1,3 million dépendent de l’aide humanitaire. Plus de 40 % de la population active est – officiellement – au chômage, 60 % chez les jeunes. «C’est la première fois qu’on a si peu de travail et que j’ai si peu d’ouvriers», note Shaban Abu Ehab, le contremaître d’Ibrahim. D’après le syndicat des entrepreneurs en bâtiment palestiniens, le manque de ciment à Gaza mettrait en péril le travail de 40 000 personnes.
Dose quotidienne
La crise, l’inflation, la pénurie sont devenues les principaux sujets de conversation. Face à la mer, dans le camp de réfugiés d’Al-Shati établi en 1948, on se désole de l’augmentation du coût de la vie. «On ne parle que d’argent, du prix des cigarettes [il aurait été multiplié par cinq en deux ans, ndlr], on emprunte à un ami pour rembourser celui qui nous a avancé la semaine d’avant», décrit Walid, 24 ans, «revendeur de poisson, ou de ce [qu’il] trouve».
Ahmad, 30 ans, réussit, à force de combines (emprunts ou revente au prix fort de dons reçus par les ONG), à gagner un peu plus que les autres. Tous les jours, il accueille sa petite bande dans son salon et la fournit en cigarettes. «Je me suis marié il y a plus de dix ans mais aujourd’hui, plus personne n’a assez d’argent pour ça, on est trop occupé à survivre», explique ce père de cinq enfants.
Usama, 23 ans, hoche la tête avant de raconter : «J’aime une fille depuis dix ans. Mais quand j’ai réalisé que je ne pourrais pas payer pour notre mariage, j’ai voulu en finir, j’ai pris de la mort-aux-rats. Quand je me suis réveillé à l’hôpital, j’avais envie de recommencer. Mes parents n’ont rien dit, car ils n’ont pas de solution, ils sont aussi impuissants que moi.»
Mourir. Se suicider. Walid, le revendeur de tout et n’importe quoi, a tenté de s’immoler après que les autorités du Hamas lui ont confisqué sa marchandise dans la rue. Ahmad, lui, ne veut pas mettre fin à ses jours. Il souhaite simplement gagner assez d’argent pour s’offrir sa dose quotidienne de Tramal (analgésique très puissant, utilisé notamment pour soulager les patients atteints de cancer). «Chaque pilule me coûte 15 shekels [3,50 euros]. Je les prends par demi, autant que nécessaire pour me sentir comme un étranger à Gaza, comme un touriste dont ce ne serait pas vraiment la vie.» Des dizaines de milliers de Gazaouis seraient accros à la même pilule vermillon. La semaine dernière, Ahmad n’en trouvait plus. Il a mis la chambre conjugale à sac et fracassé le ventilateur contre le sol. Sa femme, Iman, n’y a jamais touché, mais reconnaît que la drogue est omniprésente : «Après l’élection du Hamas, il y a dix ans, on a commencé à en entendre parler, et maintenant que la situation a empiré, les gens [y compris son mari] en discutent même devant les enfants.»
Reprise des hostilités
Du Hamas justement, considéré comme une organisation terroriste par de nombreux pays – dont la France -, les Gazaouis n’attendent plus grand-chose. «C’est un taureau en fin de corrida, dont on ne sait pas si l’on doit admirer le port fier ou trouver ridicule sa bravache alors qu’il est blessé et qu’il va finir par s’effondrer», résume l’artiste Khalil al-Mozayen. Au camp d’Al-Shati, les jeunes redoutent les amendes ou les courtes peines d’emprisonnement lors desquelles, d’après leurs témoignages, ils se font passer à tabac. Ailleurs, d’autres ne dissimulent plus leur colère, comme cette militante politique d’un parti opposé au Hamas, qui peste contre un système qui patine : «De toute façon, personne ne sait gouverner en Palestine.»
Reste que, faute de mieux, l’organisation islamiste ne semble pas près d’être détrônée. «Je ne les aime pas, mais sans eux, on serait tous morts depuis longtemps !» nuance Omar, un vendeur de légumes de 20 ans. Beaucoup valorisent l’implication de cette organisation dans la résistance contre l’occupation. «Ils sont puissants et ils ont promis de venger ma mère», assure Hani Salem al-Amour depuis son petit village, non loin de Khan Younès, dans le sud de la bande de Gaza. Sa mère, Zeina al-Amour, tuée il y a deux semaines par des tirs de chars près de la frontière israélienne, est la première victime civile de la reprise des hostilités. Tsahal a dit qu’elle ripostait à une attaque au mortier en provenance de cette zone.
Dès le commencement des combats, début mai, Ismaïl Haniyeh, chef du mouvement islamiste à Gaza, avait précisé que le Hamas n’appelait «pas à une nouvelle guerre», bien qu’il se réserve le droit de répliquer. «Il n’y avait pas de raisons légitimes pour un conflit, analyse le politologue et économiste palestinien Omar Shaban. La mise au jour de deux tunnels du Hamas par l’armée israélienne, ce n’est pas suffisant. En fait, si la guerre se rapproche, c’est surtout parce qu’il n’y a pas eu de trêve véritable depuis 2014, et donc la paix est très instable et fragile.»
Les Gazaouis sont conscients de ce temps suspendu, de cette trêve qui n’en est pas une. «Nous sommes à la fois prêts et inquiets», résume Medhat Abbas, directeur de l’un des plus grands complexes de santé de la bande, l’hôpital Al-Shifa. La menace d’une guerre s’ajoute donc aux crises humanitaire et économique, et au fossé grandissant entre gouvernants et gouvernés. Tout cela laisse les Gazaouis sur le flan.
Gouvernement divisé
«Gaza est une casserole d’eau oubliée sur le feu, juge Saoud Abou Ramadan, qui a organisé un important festival de cinéma moins d’une semaine après les bombardements de ce mois-ci.Quand nous avons commencé à préparer cet événement, les autorités se sont inquiétées du mélange entre hommes et femmes lors des projections. On marche sur la tête ! Les gens meurent de faim et c’est de ça que nos politiques se soucient ?»
Las, les Gazaouis ont l’impression que personne n’écoute leurs doléances. La division du gouvernement palestinien ajoute à l’incohérence. Et les annonces israéliennes, comme la réouverture potentielle d’un point de passage de marchandises fermé il y a huit ans, les laissent pour le moins perplexes. Même la communauté internationale néglige la reconstruction du territoire après la guerre de 2014. Ainsi, selon la Banque mondiale, plus d’un milliard de dollars (plus de 880 000 euros) supplémentaires aurait dû être versé depuis deux ans. En vain. «Qu’ils aillent tous se faire foutre», concluent des jeunes femmes attablées dans un petit restaurant de plage.
(1) Certains prénoms ont été changés.